Prendre par derrière… UNE PHOTO DE RUE
Le titre fait sourire, bien sûr. Mais derrière le jeu de mots, il y a une vraie réflexion.
En photographie de rue, j’ai souvent lu ou entendu que photographier quelqu’un de dos, c’était “fuir le face-à-face”, une preuve de timidité ou de peur. Je ne vais pas mentir : oui, c’est plus facile. Mais ce n’est pas pour autant moins profond.
Depuis plus de quarante ans, je photographie des gens. Dans mon métier de photojournaliste, il fallait capter les célébrités de face : c’était la règle, l’exigence des magazines. Mais dans la rue, les choses sont différentes. Je me demande souvent pourquoi tant de photographes cherchent le frontal, parfois au plus près, comme pour exposer quelqu’un, souligner le ridicule d’une situation ou d’une attitude.
Beaucoup fixent leurs propres limites : ne pas photographier les enfants, ni les sans-abri. C’est une question d’éthique, de morale personnelle. Je respecte cela. Mais au fond, quelles sont les “vraies” règles ? En réalité, il n’y en a pas. Il n’y a que la loi, et l’expérience de chacun face à l’acceptation ou au refus.
Oui, il m’est arrivé d’entendre un “pas de photo”. Et même si légalement je pouvais garder l’image, j’ai choisi de l’effacer. Parce qu’au-delà de la loi, il y a l’humain. Et quand le refus surgit, il touche : on se sent rejeté, parfois humilié. Comme si l’on avait volé quelque chose sans le vouloir.
À l’inverse, certains offrent spontanément leur sourire à l’objectif, comme un cadeau inattendu. Cela me touche tout autant.
C’est là que je rejoins cette idée coréenne du noon-chi : l’art de sentir, par le regard, si l’autre est ouvert ou fermé à la rencontre. Pour moi, c’est devenu la règle majeure. Je ne demande pas l’autorisation, je ne cherche pas la confrontation. J’observe, je capte une image qui m’interpelle, discrètement. Non pas par peur, mais par respect.
Car photographier de dos, ce n’est pas se cacher. C’est préserver. C’est raconter sans dévoiler. L’anonymat protège, et paradoxalement, il rend l’image plus universelle. On n’y voit plus “quelqu’un”, mais une silhouette, une présence, une trace. Une histoire qui pourrait être celle de n’importe qui.
À une époque où l’on photographie pour collectionner des “likes”, où l’on se copie à l’infini dans un océan d’images jetables, j’ai envie d’aller ailleurs. Montrer ce qui me touche, ce qui intrigue, ce qui émeut — sans forcément tout révéler.
Photographier par derrière, c’est peut-être ma manière de rester fidèle à cette intention : observer sans envahir, partager sans trahir.
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